La petite vague qui avait le mal de mer
Il était une fois une petite vague perdue au milieu de l'océan, une petite vague de rien du tout, quelques centimètres de haut, à peine plus large, une petite vague insignifiante et anonyme, ressemblant comme une goutte d'eau aux millions de petites vagues voyageant sur les mers depuis des millions d'années au gré des vents et des marées.
Mais, vous vous en doutez, si je vous raconte ici son histoire, c'est qu'elle était différente de ses petites sœurs.
Pas physiquement, non, mais dans son petit cœur de petite vague, cette petite vague avait bien du vague à l'âme.
Son papa et sa maman étaient deux grosses vagues énormes et rugissantes, deux magnifiques déferlantes qui s'étaient croisées une nuit de tempête, l'abandonnant aussitôt née à son destin de vaguelette, orpheline et désemparée. Son père avait été plus tard emporté dans un ouragan, s'était accroché à un cyclone et, dans un tonnerre d'écume et de vent, était parti ravager les terres les plus proches d'où il n'était jamais revenu.
Sa mère, poussée par un vent du nord, connut une fin tout aussi aventureuse mais bien plus sympathique. Les courants marins la portèrent jusqu'aux côtes d'un pays si chaud qu'elle s'évapora, monta au ciel en millions de gouttes d'eau et, après avoir voyagé dans un gros nuage lourd, retomba en pluie sur des terres arides où, la vie, absente par manque d'eau, revint bientôt.
Depuis des siècles qu'elle ondoyait à la surface de l'eau, avec pour seule compagnie l'écume et le vent, avec pour seul horizon l'horizon, pour seul spectacle celui du jour se levant et du soleil couchant, la petite vague s'ennuyait à mourir et ne supportait plus de vivre au milieu de l'océan. Bref, la petite vague avait le mal de mer.
Elle avait bien eu parfois, des années auparavant, la visite de quelques baleines venues percer la surface de l'eau, dans un grand geyser d'écume et des milliards de gouttes d'eau s'éparpillant dans le ciel comme une pluie de diamants, mais les baleines chassées par les hommes avaient bientôt disparu elles aussi.
Sa vie s'écoulait monotone. Au fil des jours de calme plat ou des nuits de tempête, la petite vague attendait vaguement, sans trop y croire, un miracle météorologique qui l'emporterait vers d'autres cieux. Elle redoutait par-dessus tout ces nuits de pleine lune où l'océan devient lisse comme un miroir, où même le vent ne chante plus, où les vagues petites et grosses s'aplatissent jusqu'à se confondre en une immense étendue d'eau infinie, immobile et sans vie.
Elle n'aimait pas non plus la houle qui la faisait rouler, craignait les ouragans qui la malmenaient et se méfiait des mers démontées ou hachées qui risquaient de la séparer de ses amies, les petites vagues insouciantes qui l'accompagnaient, insensibles, elles, au vague à l'âme et au mal de mer.
La petite vague n'avait jamais vu un bateau.
La petite vague n'avait jamais vu un baigneur, ni le moindre pédalo, jamais vu le bord de l'eau.
La petite vague en avait par-dessus la crête de passer sa vie à faire des vagues, la petite vague écumait de rage de n'avoir jamais vu la plage.
Elle rêvait qu'un vent malin viendrait un jour la conduire sur le sable doré d'une plage ensoleillée. Ah, enfin pouvoir rouler, chanter, rebondir et me briser sur les galets, songeait-elle, venir chatouiller les doigts de pieds des enfants, entendre leurs cris à mon approche, aller, venir, descendre et remonter, m'éparpiller au milieu des coquillages, des algues et des petits poissons argentés, me reformer en grondant pour de rire, en faisant semblant d'attaquer, et repartir en emportant un ballon oublié, et puis le ramener dans un tourbillon de mousse et d'eau salée.
La petite vague pensait aux vacances qu'elle ne connaitrait jamais. Lorsqu'une grosse vague, à quelques brasses d'elle, cria "Terre à l'horizon !".
La petite vague n'en crut pas ses oreilles. Elle se précipita vers sa grande sœur, se hissa sur son dos et distingua vaguement à l'horizon la ligne sombre d'une terre inconnue. Elle recommença l'opération une deuxième fois, puis une troisième. À chaque fois, un élément nouveau lui apparut. Une ville, un port, une plage. Les courants maintenant la tiraient vers la côte, la charriaient comme un fétu de paille poussé par le vent. Elle sentit bientôt son eau se réchauffer et l'air marin se charger des odeurs de la terre.
Pour la première fois de sa vie la petite vague respira le parfum des forêts, des villes et des campagnes, des animaux et des hommes.
Elle en fut d'abord émerveillée, puis l'émerveillement fit place à l'étonnement, enfin à la déception. Les odeurs nauséabondes de gaz carbonique qu'elle découvrait lui rappelaient étrangement celles des nappes de pétrole qu'elle avait parfois croisées dans sa longue vie de petite vague au milieu de l'océan.
Et comme elle pensait à cela, déterminée malgré tout à atteindre cette plage dont elle rêvait depuis si longtemps, elle rencontra une de ces nappes de pétrole dérivant au fil de l'eau, au gré des courants, et s'y englua. Elle réussit à s'en échapper après bien des efforts, aidée par un courant ami qui l'emmena bientôt presque au bord de la plage.
Des enfants s'y amusaient. Des adultes allongés, immobiles, semblaient y dormir, insouciants du soleil qui leur brûlait la peau. Des chiens couraient, des mères criaient après leurs enfants, des papas après maman, des adolescents faisaient hurler leurs transistors et des baraques à frites enfumaient le tout d'une odeur d'huile chaude qui se mêlait à celle dont les corps étaient enduits.
La petite vague ralentit son avance. Elle rencontra bientôt une eau saumâtre, mais personne ne lui dit qu'il s'agissait des égouts de la ville qui se déversaient là. Elle croisa quelques bouteilles en plastique, des sacs poubelle, des détritus de toutes sortes, fut presque coupée en deux par un gros monsieur rougeaud hissé sur une planche à voile, avant de s'échouer enfin au bout de son voyage, au bout de son rêve, sur le sable grisâtre de la plage au milieu des tessons de bouteille, des capsules de bière et des châteaux écroulés des enfants agités.
Jamais le vague à l'âme de la petite vague n'avait été si grand. Elle ne s'attarda guère sous les pieds palmés. Quelques aller retour à brasser les ordures et elle s'en fut dans le sillage d'un bateau à moteur qui frôlait les baigneurs, rejoindre le grand large qu'elle regrettait déjà d'avoir quitté.
Alors qu'elle longeait la côte, suivie de près par quelques amies vaguelettes aussi déçues qu'elle par la fréquentation des humains, elle entendit, venant de la terre, des petits cris stridents, à peine perceptibles, presque des sifflements. Ils n'avaient rien de commun avec les cris des enfants braillards de la plage. La petite vague avait déjà entendu ces cris quelques années auparavant, peut-être quelques siècles. Un jour que des dauphins étaient venus la frôler, courir sous elle, jouant dans son écume, brisant sa crête de leurs ailerons pointus. Comment les cris d'un dauphin pouvaient-ils venir de terre ? La petite vague se dirigea de nouveau vers la côte, guidée par les sifflements, comme un navire perdu dans la nuit est guidé par la lueur du phare.
Derrière une digue se dressaient les hauts murs d'un Marineland. La petite vague ignorait qu'on enfermait des orques et des dauphins dans des bassins pour le plaisir des petits terriens. Mais il ne fut pas nécessaire de lui faire un dessin : elle comprit vite que des créatures marines étaient prisonnières ici. A l'instant où, provenant distinctement de derrière ces murs, les sifflements reprirent, elle vit bondir en l'air un magnifique dauphin gris argenté qui, après avoir semblé s'immobiliser une fraction de seconde dans le ciel, retomba dans un grand "splatch" dans son bassin-prison. Un tonnerre d'applaudissements accompagna la pirouette.
La petite vague n'avait pas rêvé. Le dauphin, dans son bond majestueux, avait tourné la tête vers la mer, et son regard triste avait croisé le sien. Ce regard avait lancé un SOS, avait jeté une bouteille à la mer avec comme message: "Viens me délivrer".
La petite vague, qui n'aimait pourtant pas faire de vagues, décida aussitôt qu'il fallait agir. Elle commença par alerter toutes les petits vagues qui voguaient autour d'elle, en leur recommandant d'alerter à leur tour toutes les vagues des alentours, jusqu'au fin fond de l'océan. Bientôt de grosses vagues arrivèrent, guidées par la rumeur qui s'amplifiait en se colportant de vague en vague, selon laquelle une toute petite vague de rien du tout voulait attaquer la côte, pour délivrer un dauphin prisonnier à terre.
L'histoire fit grand bruit, le vent la fit voyager de port en port, et devant l'importance de la tâche à accomplir, devint bourrasque, vent de folie, vent de tempête. Le soir venu, l'océan entier était en furie. Des vagues hautes comme des maisons étaient venues prêter main forte à la petite vague, qui en oublia du coup son vague à l'âme, son mal de mer.
Les vents, les courants et les vagues se jetèrent alors sur la côte, et cette nuit fut une nuit de tempête comme aucune nuit, aucune mer n'en connurent jamais. Les hommes se cachèrent dans leur maison, volets fermés; les bateaux de pêcheurs rentrèrent bien vite au port, où, malgré l'abri des digues et des jetées, leurs amarres furent malmenées. Mais le plus fort de l'assaut du vent et de l'eau fut contre les murs du Marineland. Des déferlantes vinrent s'y briser dix fois, cent fois. Des murs d'eau salée poussés par des vents furieux et des courants déchaînés vinrent en lézarder les fondations, en briser le faîte, jusqu'au moment où, dans un grand fracas, les murs des bassins cédèrent sous ces coups de boutoir. Le reflux d'une vague gigantesque entraîna avec lui les murs en miettes. La vague suivante emporta avec elle dauphins, orques, otaries et autres morses, tous ces mammifères marins désormais libres de regagner leur élément naturel, l'océan immense, la liberté.
Presque aussitôt, le vent tomba et la mer se calma. La tempête avait duré quelques heures, et n'avait finalement fait d'autres ravages que sur les murs de cette prison désormais vide. La petite vague repartit au large, avec ses grandes sœurs qui bientôt se calmèrent, s'arrondirent, puis s'aplatirent jusqu'à ne plus devenir qu'un léger clapotis à la surface de l'eau.
Les dauphins s'éloignèrent aussi de la terre, et disparurent à l'horizon, d'où ils ne revinrent jamais.
Si un jour, en mer, tu vois passer un banc de dauphins, comme il arrive souvent qu'ils viennent, peu rancuniers envers les hommes, jouer le long de l'étrave des navires, regarde bien derrière eux, dans leur sillage. Tu verras toujours une petite vague, qui les accompagne, une petite vague insouciante et joyeuse, une petite vague amoureuse des animaux libres dans l'océan, une petite vague qui n'a plus de vague à l'âme, et plus de mal de mer...